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JACKIE MITTOO
Entre 1965 et 68, Jackie Mittoo a donné
naissance à une tripotée de riddims qui ont été
recyclés depuis lors un nombre incommensurable de fois par
tout ce que la Jamaïque compte de producteurs et qui continuent
de faire la pluie et le beau temps dans les dancehalls de Kingston
et d'ailleurs plus de 20 ans après leur sortie.
L'ex
Wailers Tyrone Downie dit de lui qu'il est "le Mozart ou
le Beethoven de la musique jamaïcaine". Au baromètre
de la notoriété, il fait pourtant figure de grand
oublié de l'histoire. Ainsi on ne trouve aucun de ses morceaux
sur «Tougher Than Tough», l'anthologie de la musique
jamaïcaine - par ailleurs formidable - rassemblée par
Steve Barrow et publiée par Island en 1993. D'ailleurs son
nom n'apparaît même pas dans l'index des musiciens et
c'est tout juste s'il est fait mention de ses talents dans le texte
de présentation. Plus largement, il n'a fait l'objet ces
dernières années que de deux rétrospectives.
C'est bien maigre quand on connaît le formidable dynamisme
du marché de la réédition reggae. Alors pourquoi
ce défaut de notoriété ? Les raisons sont plurielles.
Pour commencer Jackie Mittoo était un musicien, un homme
de l'ombre dont l'essentiel de l’œuvre s'est écrit
entre les quatre murs d'un studio. Et puis, il n'avait sans doute
pas l'ego d'une star. Tyrone Downie, en qui certains jamaïcains
voyaient le successeur de Jackie Mittoo, au point de le surnommer
Jackie Mitree - "parce qu'après two (deux) il y
a three (trois)" - raconte ainsi leur seule rencontre : "Ce
jour là on travaillait dans le même studio, mais dans
deux salles différentes. Quelqu'un m'a prévenu de
sa présence. Il était dehors en train de déjeuner.
Je suis sorti pour aller lui parler. «Jackie, je ne sais pas
comment te le dire mais voila, tu es mon idole.» Il était
très cool. Il a rigolé et ne m'a pas cru. C'était
quelqu'un de très cool, très humble, très humain,
basique même. Il ne parlait pas fort, n'était pas arrogant.
Au contraire, il arborait toujours un large sourire..."
Question de timing enfin, et de circonstances. Lorsque Jackie Mittoo
est au plus fort de sa gloire, à la fin des années
60, Bob Marley n'est encore qu'un aspirant à la gloire parmi
tant d'autres et le reggae qu'une musique un brin exotique, qui
n'évoque pas grand-chose à grand monde hors de Jamaïque.
Serait-il plus largement reconnu s'il avait joué au coté
de Marley en lieu et place de Tyrone Downie ? C'est probable en
effet. Raison de plus pour braquer nos projecteurs, une fois n'est
pas coutume, sur ce magicien du clavier, afin de lui rendre la place
qu'il occupe au panthéon de la musique jamaïcaine, quelque
part entre l'ambassadeur Marley et l'inventeur du dub King Tubby.
Jackie Mitto est né le 3 mars 1948 à Browns Town,
dans la paroisse de St Anne. Il a tout juste 4 ans lorsque sa grand-mère
commence à lui enseigner ses premiers rudiments de piano.
Coup de chance, le petit est doué, et qui plus est ne demande
qu'à pratiquer, mettant à profit tous les temps morts
pour jouer sur le piano de son école. Bientôt il sèche
les cours pour aller jouer aux studios Federal. C'est là
qu'il rencontre Coxsone pour la première fois. En panne de
pianiste, celui-ci lui demande d'assurer au pied levé une
séance avec Delroy Wilson, un autre gamin au talent précoce.
Professionnel à 13 ans, il acquiert un début de célébrité
avec les Sheiks - qui deviendront plus tard les Cavaliers -, un
groupe qui compte dans ses rangs quelques pointures, et non des
moindres: Lyn Taitt par exemple, un guitariste dont les cocottes
cristallines feront le bonheur du producteur Duke Reid durant la
période du rocksteady, ou encore Lloyd Knibb, alors considéré
comme le meilleur batteur de l'île - son usage particulièrement
inventif du rebord de caisse claire, ainsi que ses ponctuations
de grosses caisses sont aussi indissociables du ska que le skank
de guitare de Jah Jerry. Malgré qu'il soit encore en age
de porter des culottes courtes, Jackie est déjà le
patron. Il veille à ce que chacun soit là à
l'heure et dirige les répétitions de main de maître.
Coxsone ne s'y trompe pas, qui lorsqu'il ouvre son propre studio
(le fameux Studio One) en 1963 fait aussitôt appel à
lui. Dans l'antre du 13 Brentford Road, Jackie Mittoo côtoie
la fine fleur des musiciens jamaïcains. Il y a là deux
de ses anciens collègues au sein des Cavaliers, Lloyd Knibb
et le trompettiste Dizzy Moore. Ensemble, ils projettent de monter
une nouvelle formation, un all-stars rassemblant la crème
des musiciens gravitant autour de Studio One, afin de porter aux
quatre coins de l'île la bonne parole du ska, cette nouvelle
musique des plus enjouée qui rythme les premiers pas de la
toute jeune république de Jamaïque. Le plus dur à
convaincre est Tommy McCook. Rentré des Bahamas quelques
mois plus tôt, le saxophoniste ne jure que par la musique
de John Coltrane, mais une fois ses dernières résistances
vaincues le reste n'est qu'une formalité. Déjà
dans la confidence, le tromboniste Don Drummond, le bassiste Lloyd
Brevett, le guitariste Jah Jerry et les saxophonistes Roland Alphonso
et Lester Sterling n'attendent qu'un signal pour embarquer. Reste
à trouver un nom. Lloyd Knibb propose les Satellites, très
vite corrigé en Skatalites par Tommy McCook. Pour paraphraser
Jackie, "ce fut merveilleux tant que ça dura, parce
que dès le premier soir le groupe manqua d'éclater.
Trop de stars..." Finalement l'expérience va tout
de même se prolonger 14 mois. Le temps, pour les Skatalites,
d'acquérir une stature mythique en se produisant dans de
nombreux clubs et théâtres de l'île et en gravant
pour le compte de Coxsone, de Duke Reid et des frères Yap
une flopée de classiques, aussi bien sous leur nom qu'en
tant qu'accompagnateurs. C'est eux par exemple que l'on entend derrière
les premières faces des Wailers à Studio One.
Le son des Skatalites est dominé par les
cuivres. Ce sont eux qui exposent les thèmes, eux qui prennent
la quasi-totalité des solos. Le rôle de Jackie Mittoo
est essentiellement rythmique. Il marque le contretemps avec Jah
Jerry et relance la machine quand nécessaire par une petite
figure de son cru. Le split des Skatalites à l'été
65 va lui donner l'occasion de passer à la vitesse supérieure.
Coxsone lui propose la direction du nouveau groupe-maison, les Soul
Brothers, très vite rebaptisés Soul Vendors, mais
il aurait tout aussi bien pu lui confier les clefs de la maison
tant il est vrai que de 65 à 68, Jackie Mittoo est omniprésent
à Studio One. Ancienne chanteuse des Sheiks et des Cavaliers,
Norma Frazer qui fut aussi l'une des premières artistes signées
par Coxsone se souvient ainsi au micro de Brian Keyo que "Jackie
jouait sur tous les morceaux enregistrés à Studio
One. Il arrangeait, composait, bref faisait tout ce qui était
nécessaire pour leurs donner forme. Le premier venu pouvait
s'amener avec la pire des camelotes, Jackie était pour la
retravailler et la polir jusqu'à en faire un joyau. Je sais
de quoi je parle, c'est ce qu'il a fait avec mes propres chansons,
par exemple «First Cut Is The Deepest». C'est lui qui
a écrit l'introduction, et c'est la véritable accroche
du morceau. Il a écrit l'arrangement et je lui donne tout
crédit pour ça. D'ailleurs, à chaque fois qu'il
était là, c'est-à-dire presque tout le temps,
j'allais lui présenter mes morceaux en premier."
Bien sûr, la réalité est un peu moins tranchée.
Jackie Mittoo ne fait pas tout, tout seul. Leroy Sibbles par exemple,
le chanteur des Heptones, compose à ses cotés quelques-une
des lignes de basses les plus addictives de toute l'histoire du
reggae, mais là encore qui lui apprit à jouer de cet
instrument? Je vous le donne dans le mille... Jackie Mittoo, évidemment.
Quand on sait que par contrat, Jackie était tenu de composer
chaque semaine 5 nouveau riddims pour Coxsone et quand on connaît
la destinée qu'ont connu ces riddims par la suite - recyclés
jusqu'à plus soif, ils continuent de faire la pluie et le
beau temps dans tous les dancehalls de la planète -, on mesure
aisément l'ampleur de sa contribution à la musique
jamaïcaine.
Non
content d'enquiller les séances à Studio One, Jackie
Mittoo s'en va visiter l'Angleterre avec les Soul Vendors en 67,
afin de propager au delà des frontières de son île
cette nouvelle musique que ce vieux routier de Coxsone avait baptisé
the sound of young Jamaica., par analogie au sound of young America
de Benny Gordy. L'année suivante, il quitte la Jamaïque
pour aller s'installer à Toronto. Il se produit dans les
clubs locaux en compagnie d'autres expatriés tels que Lynn
Taitt et Johnny Moore, deux compagnons de la premières heures
puisqu'ils faisaient comme lui partie des Sheiks, ou bien encore
Joe Isaacs qui lui tenait la batterie au sein des Soul Brothers.
Ce qui ne l'empêche pas de multiplier les allers et retours
entre le Canada et la Jamaïque et de continuer à entretenir
une relation des plus fécondes avec Coxsone. De 67 à
70, il enregistre cinq albums sous son nom pour Studio One, plus
de multiples faces à la tête des Soul Vendors et de
leurs successeurs, les Sound Dimension. Bien souvent il s'agit de
versions instrumentales de titres qui sont déjà des
succès pour d'autres artistes du label. Ainsi derrière
son premier succès, «Ram Jam», se cache en fait
le «Fatty Fatty» des Heptones. Parfois mais plus rarement
c'est l'inverse qui se produit, à savoir qu'un de ses instrumentaux
a un tel succès qu'il devient LE riddim sur lequel il faut
se poser. C'est par exemple le cas de «One Step Beyond»
et de son intro fracassante qui devient, après que Freddie
McGregor l'ait popularisé sous le nom de «Bobby Babylon»,
l'une des valeur sure du dancehall. Quoiqu'il en soit en toutes
circonstances Jackie tire la quintessence de son clavier, l'utilisant
comme un soulman ou un bluesman son organe. Sous ses doigts, on
croit entendre les touches gémir, pleurer, murmurer, susurrer,
s'éteindre puis reprendre vie comme par magie. Parce qu'il
joue de l'orgue et que les amateurs de musique jamaïcaine le
considèrent comme l'égal des plus grand, on le surnomme
volontiers le Jimmy Smith du reggae. Pourtant et
contrairement à certains de ses collègues des Skatalites,
il n'y a que très peu de traces de jazz dans son jeu. Si
filiation il y a elle est plutôt à chercher du côté
du rythm & blues de la Nouvelle Orleans - Allen Toussaint, Eddie
Bo, Dr. John, Art Neville et les Meters - ou bien encore de certains
instrumentistes soul tels que Booker T & ses MG's, Ramsey Lewis,
les Young Holt Unlimited voir Roy Ayers. D'ailleurs sa musique est
parfois extrêmement suave, voir tire parfois franchement sur
l'easy listening. Ce n'est pas un hasard si elle séduit tant
de gens qui n'aiment pas le reggae et à l'inverse en insupportent
tant d'autres dont c'est pourtant le genre de prédilection...
Et puis, faut-il le préciser, Jackie Mittoo ne tutoie pas
en permanence les sommets. Prenez «Reggae Magic»,
l'album qu'il enregistre en 72 au Canada et qui sort la même
année sur Studio One, bien que le label n'ait absolument
rien à voir dans l'histoire. Hé bien à part
un ou deux titres, il n'a de magique que le nom. Mieux, il constitue
même le meilleur des plaidoyers pour ceux qui souhaitent réhabiliter
la contribution réelle ou supposée de Coxsone à
la magie, bien réelle celle là, de Studio One. A compter
de cette période, la carrière de Jackie Mittoo se
lit d'ailleurs en pointillées. Au milieu des années
70 il travaille avec Bunny Lee, pour lequel il réenregistre
une partie de ses succès passés, comme bon nombre
d'anciens pensionnaires de Studio One d'ailleurs. La mode est au
recyclage des riddims Studio One et Treasure Isle de la décennie
précédente - on appelle ça rockers. Qui mieux
que leur créateur peut les habiller de neuf ? Apparemment
personne ! COME AGAIN MY SELECTER ! Jackie remet ça quelques
années plus tard avec l'avènement du dancehall. Il
enregistre un ultime album pour Studio One, dans lequel il revisite
aussi bien son propre patrimoine - le «Love Me Forever»
de Carlton & the Shoes - que celui des voisins - le «Satta
Massagana» des Abyssinians ou le «No Woman No Cry»
de Marley -, histoire de montrer aux jeunes pousses qui roulent
les mécaniques sur ses riddims - les Roots Radics de Style
Scott et Flabba Holt - qu'il peut les prendre sur leur propre terrain..
Le reste des années 80 le voit partager son temps entre l'Angleterre,
la Jamaïque, l'Amérique et le Canada où il joue
les sidemen de luxe pour divers producteurs et artistes reggae.
En 89, il participe à la reformation des Skatalites et part
en tournée avec eux, permettant à de nombreux fans
jeunes et moins jeunes de goûter au ska dans sa version d'origine.
La boucle est bouclée, juste à temps. Atteint d'un
cancer, il s'éteint l'année suivante dans un hôpital
de Toronto. Son corps est rapatrié en Jamaïque et il
est enterré à Montego Bay.
Vincent Tarrière (Paris, le 29 février
2000).
(discographie)
Il
y a sur le marché tout un tas de disques des Skatalites.
Aussi ne saurait-on trop vous conseillez la magnifique anthologie
publié par Heart Beat fin 97 intitulé «Foundation
Ska» ne serait ce que pour la qualité des photos et
des notes de pochette. Accessoirement elle contient deux des rares
morceaux des Skatalites sur lesquels Jackie Mittoo prend un solo...
On attaque ensuite les choses sérieuses avec les cinq albums
solos qu'il a enregistré en 67 et 70 chez Studio One - ce
que d'aucun considère comme le sommet de son oeuvre. Personnellement
j'avoue un petit faible pour le dernier de la liste, «Macka
Fat», à cause de sa superbe pochette et de la non moins
superbe reprise du «What's Going On» de Marvin Gaye.
Les quatre autres sont tout autant recommandables et contiennent
tous leur lot de petites merveilles et aussi parfois, il faut bien
le dire; de morceaux un peu kitch. Dans la première catégorie
on rangera par exemple une improbable reprise du «Whiter Shade
Of Pale» de Procol Harum et une autre à peine moins
prévisible du Norvegian Wood des Beatles rebaptisé
pour la circonstance «Darker Shade Of Black», ainsi
que le très spirituel «Drum Song» pour la lancinance
du chant de l'orgue sur le tapis des percussions nyahbingis de Count
Ossie. Dans la seconde, on mentionnera ce «Rock Steady Wedding»
qui s'ouvre sur une citation de «Mon Beau Sapin» et
se referme sur une autre de la «Marche Nuptiale» de
Mendelssohn... Revenons à nos moutons avec les deux albums
produits par Bunny Lee dans la seconde partie des années
70. Maintenant on le sait, il y a une vie après Studio One.
La magnifique version instrumentale du «Fatty Fatty»
des Heptones, cette fois baptisée «Jah Rock Style»,
est là pour en attester - ah cette nappe d'orgue de l'intro
! - sur «Keyboard King», tandis que «Showcase»
apporte la preuve en dix morceaux que Jackie Mittoo n'a pas besoin
du célèbre orgue hammond du 13 Brentford Road pour
briller de milles feux. N'importe quel clavier même le plus
cheap fait l'affaire... L'album du même nom sorti 6 ans plus
tard sur Studio One est peut-être le plus surprenant de toute
la carrière de Jackie Mittoo. Au premier abord il déroute.
On ne reconnais pas forcément les morceaux qu'il revisite
ici en compagnie d'Ernest Ranglin et de quelques autres, du moins
à la première écoute, et puis l'on se laisse
gagner par le climat méditatif de l'ensemble et l'on se surprend
à le remettre une deuxième puis une troisième
fois. A grower comme disent nos amis anglais... Enfin ceux qui ne
possèdent pas ou plus de tourne disque - vous savez cet appareil
un brin archaïque qui permet d'écouter des galettes
de vinyles gravées tout spécialement pour cet usage
- pourront se rabattre les yeux fermé sur les deux excellentes
compilations CD publiés respectivement par Universal Sound
et Heart Beat. «The Keyboard King At Studio One» contient
principalement des morceaux figurants sur les albums Studio One
de Jackie Mittoo, alors que «Tribute To Jackie Mittoo»
privilégie des pièces plus rares ou éparpillées
sur différents albums thématiques, voir publiés
sous d'autre nom comme cette magnifique version de «Nature
Boy» publié à l'origine sur l'album «Creation»
du vibraphoniste Lennie Hibbert malgré qu'il n'apparaisse
en rien sur ce titre.
V.T.
The Skatalites «Foundation Ska» (Heart Beat/Musisoft)
«Jackie Mittoo In London» (Studio One/One Time)
«Evening Time» (Studio One/One Time)
«Jackie Mittoo Now» (Studio One/One Time)
«Keep On Dancing» (Studio One/One Time)
«Macka Fat» (Studio One/One Time)
«Keyboard King» (Dynamic/One Time)
«Showcase» (Sonic Sound/One Time)
«Showcase» (Studio One/One Time)
«Tribute To Jackie Mittoo» (Heart Beat/Musisoft)
«The Keyboard King At Studio One» (Universal Sound/Musisoft)
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